Alors que l'amateur de boisson que je suis se retrouve nostalgique des années lycée ou la contestation des projets gouvernementaux n'étaient qu'un prétexte de plus pour sécher les cours et tenter sans succès de provoquer un mai 68 numéro deux, il serait impensable que cette nostalgie du bon vieux temps ne s'accompagne pas du souvenir de l'embuscade.
L'embuscade, ce petit bar, à deux pas du lycée, ou nous nous retrouvions avant, entre, après, et pendant les cours. Et quand je repense à ce lieu bénit de concerts métal, soirées plage consistant à recouvrir le carrelage de sable, ou simple biture joyeuse au milieu de pochtrons qui pour éviter de rentrer bourrés et se faire engueuler par leurs femmes ne rentraient bourrés qu'au petit matin après avoir allongé l'ardoise qu'ils avaient au bistrot, je ne peux m'empêcher de me souvenir de ceux dont les grandes expériences de la vie ou les simples mimiques provoquaient un fou rire généralisé.
Je me souviens de Ali,et de ses crabes de dix mètres en Alaska, ses méduses de cinquante mètres péchées sur un cargos imaginaire, lui qui n'avait jamais foulé le pont d'un bateau et souffrant du mal de mer tant la terre tanguait après ses quelques demis de bière quotidiens. Je me souviens de sa grande théorie de l'internet, qui reliait les ordinateurs par ondes radios et par ultra son via les satellites américains du pentagone, je me souviens aussi de ses nombreux remerciements envers ceux qui avaient un emploi, de leur contribution au système qui lui fournissait un RMI et lui permettait de boire tranquillement. Je me souviens de ses devinettes du niveau de CE1 que nous ne mettions pas plus de dix secondes pour résoudre, ce qui le forçait à inventer des énoncés dénués de sens pour prouver qu'il était plus intelligent que tous puisque jamais il ne donnait la réponse à ses problèmes tordus mais prétendait toujours qu'il y en avait une. Je me souviens qu'il m'appelait « mad max » et que je répondais invariablement « ta gueule Ali j'm'appelle groumf »
Je me souviens aussi du vieux Bégah, réveillant le barman à six heures du matin pour être certain d'avoir son rosé. Je me souviens du nombre incalculable de fois où sa main tremblait tant qu'il n'osait soulever le verre du bar, le verre étant, étrangement, systématiquement remplit à ras bord par le barman, au point que le vieux Bégah finissait par se hisser du bout de ses maigres bras au niveau du verre pour en aspirer une partie du contenu. Bégah et son verre de rosé, toute une histoire. Le cas typique du mec dont la mémoire à été ravagé par l'alcool, ne se souvenant jamais du nom des habitués qu'il côtoyait depuis des années pourtant. Je me souviens de nos paris, alors que Bégah tentait de descendre les deux malheureuses marches à l'entrée du bar. Depuis qu'il avait des pertes de connaissance et que le trottoir lui avait, je cite, « sauté à la gueule » nous n'attendions plus que le voir tomber à nouveau. Ce qui ne manqua pas d'arriver une paire de fois.
Je me souviens du vieux beauf en survet' bleu dont je n'ai jamais demandé le nom, qui nous invitait inlassablement à jouer au billard, ainsi que de son petit bouledogue stupide amateur des coups de new rock dans la tronche sous la table, coups assénés par notre cher Seb.
Je me souviens d'Arnold, délégué CVL à la braguette constamment ouverte par anti-conformisme (et par clarté envers son statu de crevard) ainsi que de ses baskets de Hand dépareillées, de ses manifs foireuses et de ses prises de position motivées par la seule envie de s'opposer à l'autorité professorale.
Je me souviens de Dédé, dont le charme échappait à tout les mâles lycéens mais bizarrement, dont les talents inconnus étaient appréciés par les clients du bar puisque jamais elle n'a payé un verre.
Je me souviens de Julien le grand don juan du lycée et de son chapeau ridicule, de sa traditionnelle despé accompagnée de son incontournable pizza à midi.
Je me souviens d'avoir risqué la vie de plusieurs clients du bar en envoyant je ne sais combien de fois les boules hors du billard, ou suscité leur admiration en réalisant des coups improbables que je dois uniquement à une chance exceptionnelle.
Je me souviens d'Héléa et ses courbes si féminines qui lui valaient d'être comparée à une poire.
Je me souviens de la vieille Pascale, et d'avoir lancé, un soir de beuverie, un défi au barman qui m'a dépouillé de dix euros en relevant le dit défi et qui, dans le même temps, s'est dépouillé lui-même de son honneur en embrassant à pleine bouche cette chose qu'on ne pouvait raisonnablement pas qualifier d'humaine.
Je me souviens d'Iris, que personne ne voulait se résoudre à dépuceler.
Je me souviens de Nymphounette et de son petit cul de rêve, sa gentillesse, sa sensibilité et qu'elle me laissait la peloter. Je me souviens d'Alice et de son grand manteau de laine qui lui donnait un air de serpillière, de sa mythomanie touchante, pratiquée pour susciter notre intêret à son égard, de ses dents de lapin et des ses oreilles étranges qui lui donnait aussi un air de personnage de dessin animé sur qui on venait de lâcher un piano.
Je me souviens de boulet, et je me souviens qu'il n'y a rien à dire sur lui tant son surnom est évocateur.
Je me souviens des moments de rire, et des moments de détresse, à siroter une énième bière pour noyer mon chagrin d'adolescent mal à l'aise. Je me souviens de la cause de ce malaise, une fille, dont le visage n'est plus qu'un vague souvenir rance et décrépit au fond de ma mémoire. Je me souviens de tout ces moments, ou finalement la vie semblait plus simple, ingrate peut être, mais simple. On se laissait vivre et porter par le vent, demain n'était qu'un jour comme les autres et lorsque nous envisagions l'avenir, c'était de manière attive et désabusée. Lucides ou pessimistes, nous ne cherchions pas la réponse au fond d'un verre, juste un repère, un ancrage, ou une fuite à l'inéluctable, ne souhaitant pas voir que demain, nous ne pourrions faire face aux changements qui finalement, nous paraissaient irréels, improbables, comme si nous pouvions rester éternellement des jeunes entre l'adolescence et l'âge adulte.
Un jour le propriétaire à changé, les habitués aussi, le groupe d'amis s'est dissout, je considérai alors ce lieu comme clos, et ma jeunesse avec. Ainsi va la vie, il est bon d'imaginer que certaines choses ne changent pas, et dans un coin de mon esprit, je suis au comptoir, et je bois toujours un dernier verre avec les potes avant de retourner en cours. On se sépare et on se dit à demain.
Et demain ne vient jamais...