S'il est une espèce pour le moins inquiétante, dont nous ignorons tout ou presque, sur notre belle planète, c'est bien celui dont je vais vous parler. Ils sont apparus sans crier gare, bien souvent en une nuit, si bien qu'on croyait, à tort, qu'ils étaient la depuis toujours.
Ils sont inquiétants, ils ne dorment jamais, ils sont sales, dépravés et obscènes… Ils transpirent à l'intérieur de leurs gargotes insalubres où ils cuisinent d'infâmes spécialités dont on ignore l'origine.
Le vendeur de kebabs, c'est une créature si répandue, et pourtant, nous ne savons rien sur cette espèce.
Tout d'abord, qui parmi nous, connaît personnellement un kebab-man ? Qui a déjà vu, un vendeur de kebabs hors de son petit snack bar ? Qui peut affirmer en avoir vu un sortir, fermer sa boutique, ou même dormir ?
Personne…
C'est d'autant plus inquiétant. A-t-il une famille ? des amis ? des amours ? ou comme le veut la légende, son unique rapport sexuel se résume-t-il à sodomiser sauvagement le pain de ses sandwichs pour y déposer la mystérieuse sauce blanche dont la recette est tenue secrète ?
Fut un temps, loin de me douter de la terrible vérité qui se trouve au cœur même de notre énigme, je mangeais moi aussi cet infâme sandwich. Lorsque je vous aurai révélé la vérité, vous non plus, vous ne toucherez plus jamais un kebab.
J'affirmais, quelques lignes plus haut, que l'apparition des snack-bar-kebabs ainsi que de leurs occupants, s'était faite en une nuit, mais il faut en réalité douze à vingt-quatre heures et une nuit sans lune, pour que l'incroyable phénomène s'accomplisse. Comment puis-je l'affirmer me direz vous… Et bien pour la simple et bonne raison, que je suis l'une des seules personnes au monde encore en vie, qui fut le témoin d'une de ses horribles naissances.
J'ai cette détestable habitude de laisser traîner quelques victuailles sur mon bureau, et un soir, par une nuit sans lune où le kebab est à l'apogée de son pouvoir comme de l'indigestion qu'il peut vous provoquer, j'avais omis un demi döner-kebab-frites-mayonnaise-tournée au dessus de mon écran.
L'instabilité de mon plan de travail et la violence de mes ébats solitaires devant une vidéo X finirent par l'envoyer rejoindre la poussière régnant derrière mon écran de P.C. Insouciant de la menace qui pesait sur moi et les couilles plus légères, je décidais d'aller me coucher.
Au petit matin, je découvris un cocon gluant, ressemblant étrangement à cette sorte de grosse brochette à viande, en train d'engloutir mon écran d'ordinateur. Petit à petit, le kebab maudit prenait de l'ampleur, avalant mon intérieur tandis que je l'observais, figé par la peur et la stupéfaction.
La vue d'un couteau de boucher sembla le stopper dans sa progression, ou alors il était arrivé à maturité.
Une fissure apparut le long de cet amas de viande ou les mouches s'agglutinaient, puis je vis des mains sortir, des bras, une tête, c'était un enfant.
Pris soudainement d'un élan de fibre paternaliste si propre à mes gênes, je quittai à la hâte mon domicile afin de me saouler au bistro du coin. Après une bonne quinzaine de demis de bière bien fraîche et autant de baby, ainsi qu'une longue discussion avec le patron, j'étais certain d'avoir rêvé.
Lorsque j'entrai dans mon appartement et que j'entendis un enfant pleurer, je savais dès lors que tout ceci était foutrement réel.
Ce nouveau né semblait avoir l'apparence d'un enfant de cinq ans, après quelques heures seulement passées hors de son cocon. Il hurlait, à intervalles réguliers, le mot « kebab ».
Il incorporait à son cocon, tout ce qu'il lui tombait sous la main. Vieux mouchoirs, papiers de bonbons, capotes usagées, poussière, poubelles, briques de lait tourné qui traînaient, l'eau des chiottes... Lorsque le cocon devint encore plus imposant, trois nouveaux nés en sortirent à leur tour, vociférant eux aussi, « kebab ».
Le premier, le chef, qui portait une légère crête en guise de coiffure, avait déjà atteint le stade de jeune homme, il s'empiffrait de cette viande infecte et grossissait à vue d'œil.
Cette fois ci ce n'était pas la peur qui me retenait, mais l'ivresse.
Je vomissais, encore et encore.
Inutile de préciser que mes déjections stomacales étaient récupérées aussi sec par les quatre mystérieux êtres, pour être incorporées au cocon.
Reprenant peu à peu mes esprits, je tentai une sortie, mais je fus immédiatement rattrapé par le chef, qui m'assomma pour le compte, toujours en hurlant kebab.
Je me suis réveillé quelques heures plus tard, immobile, prisonnier d'un de ces cocons maléfiques servant à la fabrication des kebabs.
Je me trouvais dans une sorte d'arrière boutique, au milieu d'autres prisonniers, ainsi que de cocons en pleine croissance, absorbant des déchets que mes ravisseurs avaient laissé traîner un peu partout.
Je réalisais alors que cette arrière boutique, c'était en réalité mon salon. Quelqu'un entra dans la pièce, un gros type basané, c'était le chef, celui avec la crête. Il avait atteint l'âge adulte, il transpirait et puait…jamais je n'oublierai cette odeur épouvantable, mélangeant huile pour friture, frites infectes et viande pourrie. Il attrapa un cocon, sans même me porter la moindre attention, et s'en alla.
De l'autre côté, j'entendais d'autres personnes, qui prenaient visiblement des commandes.
Un kebab par ci, un kebab par là. J'avais bon m'égosiller en appelant à l'aide, personne ne pouvait m'entendre.
Après plusieurs heures, un autre vendeur de kebabs entra dans la pièce, certainement l'un des trois derniers qui étaient sortis du premier cocon. Il s'approcha d'un cocon, fit descendre son pantalon, et commença à copuler avec cette grosse brochette, dans laquelle on pouvait voir dépasser le visage d'un homme.
Quelques minutes plus tard, il passa à celui d'à côté, où était prisonnière une quinquagénaire, et ainsi de suite. Chaque cocon inséminé libérait, quelques minutes après copulation, quatre nouveaux nés dont un portant une crête, et qui filaient par la porte de derrière en murmurant de façon saccadé le mot « kebab », le tout en emportant le cocon dont ils étaient issus.
Avant que mon tour ne vint, je m'efforçais de me libérer de mon cocon, si bien qu'il finit par s'arracher du crochet qui le suspendait en l'air.
La chute l'avait endommagé, et je sortis immédiatement de ma prison de viande avariée, ce qui bien sûr, ne manqua pas d'attirer l'attention du gros lourdaud inséminateur de cocon. Je dois ma vie au seul et unique fait d'avoir toujours d'ingénieuse idée dans les pires situations…
Je me suis dirigé vers la sortie en répétant moi aussi, de manière saccadé, le mot « kebab ».
A peine hors du kebab (le lieu, pas le cocon), je me précipitai vers un téléphone, afin d'avertir le pire ennemi du vendeur de kebabs pour le faire expulser et récupérer mon domicile.
Une fois l'inspection de l'hygiène sur les lieux, les quatres frères vendeurs de kebabs furent mis aux arrêts, la marchandise confisquée, et mon appartement nettoyé.
Le chef de la brigade anti-kebabs des services d'hygiènes me confia que ces incidents étaient monnaie courante, et que les kebabs étaient un fléau contre lequel il était quasiment impossible de lutter.
« C'est comme faire barrage avec des sacs de sable quand arrive un tsunami » disait-il.
Il me salua et repartit avec ses hommes.
Sur le moment, je ne compris pas pourquoi un homme qui vouait sa vie à la lutte anti-kebabs s'en nourrissait en plein inspection. Ce n'est que lorsque, quelques instants à peine après le départ des hommes des services d'hygiène, quand arrivèrent d'authentiques agents, je compris qu'il s'agissait de faux agents. Je me souviens avoir tenté, durant un long moment, d'expliquer en vain mon incroyable mésaventure aux vrais inspecteurs, qui me regardaient incrédules et hilares, comme on regarde le dernier des fous.
Voilà, vous connaissez le terrible secret, aussi souvenez vous, lorsque vous rentrerez chez vous ce soir, fermez bien vos portes, regardez dans vos armoires et sous votre lit, car qui sait, il y a peut être un kebab qui attend son heure.